IA et automatisation : Face au 'Far West', l'Urgence d'Armer nos Esprits
À l’heure où l’on intègre de plus en plus de capacités avancées d’IA aux systèmes informatiques, et où l’on parle de révolution des métiers, je ressens un sentiment de déjà-vu… Il semble que face aux avancées technologiques, l’humanité reproduit invariablement les mêmes schémas, sans tirer les leçons des expériences passées.
Pour faire suite à mon post précédent (Automatisation, infonuagique et IA : État des Lieux & Synergies), je vous propose d’analyser comment l’IA et l’automatisation remodèlent notre monde de manière inédite. Cet article vise à souligner les approches qui, selon moi, devraient être adoptées pour soutenir la population durant cette évolution, en particulier en traitant des questions éthiques, de formation et de réformes éducatives.
Avant-propos: Cet article, augmenté d’améliorations générées avec des IA (Napkin , Google AI, Perplexity), est mis à disposition au travers de la license CC BY-ND 4.0
Un marché du travail plus que jamais bouleversé
Il faut bien poser une chose : l'automatisation de base a permis dans un premier temps d'automatiser les tâches les plus répétitives, les plus pénibles. On a vécu les conséquences de cette évolution tout au long du dernier demi-siècle, notamment dans le milieu industriel. Cette période fut marquée par des licenciements économiques de masse et la forte régression de nombreuses catégories d’emplois à faible qualification, allant parfois jusqu’à leur disparition. Ces tendances économiques sont documentées de longue date par des organismes comme l’OCDE, le FMI, ou encore par des économistes analysant la désindustrialisation et l’automatisation depuis les années 1970-1980.
Mais aujourd’hui, avec l’arrivée des IA avancées (deep learning, machine learning, et surtout ces IA génératives capables de traiter la donnée à gros volume), nous faisons face à un vrai changement de paradigme. Ce ne sont plus seulement les tâches simples, mais des emplois qui étaient avant protégés, exigeant réflexion et décision, qui sont désormais concernés.
Nous vivons une transformation profonde du marché du travail, une révolution où l’automatisation avancée et les intelligences artificielles (IA) redéfinissent notre futur à une vitesse qui donne le vertige.
Face à ce que je ressens comme un véritable “Far West” technologique, où des outils d’une puissance inouïe nous sont jetés dans les bras, limite en nous disant ‘vas-y, débrouille-toi’, il est impératif de réaffirmer la prévalence de l'intelligence humaine, critique et éthique, par une transformation radicale de l'éducation.
Un “Far West” Bluffant aux Relents de Démission Intellectuelle
L’irruption d’outils comme ChatGPT a été bluffante, produisant du contenu infini de plus en plus pertinent, confinant presque de l’extraordinaire. Mais cette fascination ne doit pas occulter une réalité : les IA génératives sont arrivées comme si personne n’avait vu venir le coup.
Les questions éthiques et légales sont légion. Je parle notamment des actions en justice d’artistes ou bien de Getty Images contre Stability AI/Midjourney, d’auteurs contre OpenAI ou bien encore du New York Times contre OpenAI/Microsoft… Comment ignorer que les données d'entraînement ne sortent pas de nulle part ? Des procès pour violation du droit d’auteur se multiplient, car des pétaoctets de données ont été pompées sans l’accord des ayants droits.
Plus insidieusement, on observe que la population générale consomme tout ce contenu comme étant un produit fini, une fin en soi. Dans le milieu éducatif, le constat est parfois amer… Les jeunes esprits ne font même plus l’effort de réfléchir: ils recrachent le contenu généré par IA “brut de fonderie”, sans réelle appropriation. Or, l’un des principes fondamentaux de l’intelligence humaine c'est la compréhension: pour pouvoir s’approprier des concepts, il faut que l’être humain comprenne ce qu’il fait, ce qu’il lit, regarde ou écoute.
L’Enseignement : Notre Boussole dans la tempête IA
Cette situation révèle notamment un décalage persistant entre les systèmes d’éducation scolaire et les enjeux technologiques actuels. Et ça ne date pas d’hier, mon expérience personnelle en témoigne : je n’ai jamais reçu un seul programme scolaire qui m’a vraiment appris les bases de l’informatique. J’ai très rapidement appris à maîtriser l’informatique en autodidacte, car l’école avait toujours un train de retard. Et c’était il y a 30 ans déjà !
Aujourd'hui, avec l'IA, ce décalage n'est plus permis. La peur vient aussi de la méconnaissance des choses. Il est donc vital de :
- Former le corps enseignant à ancrer les bases de l’informatique dès le plus jeune âge : même si les jeunes générations sont à l’aise avec les écrans, il ne faut pas confondre familiarité avec compréhension.
Intégrer les compétences informatiques et la pensée computationnelle à d’autres matières enseignées au primaire et au secondaire est une chose plus ou moins acquise dans les pays de l’OCDE depuis ces 10 dernières années.
Certains pays membres ont aussi fait le choix de rendre l’informatique obligatoire dans le cursus, comme avec les “Key Stages” au Royaume-Uni pour les 5-14 ans ou bien avec les “Sciences Numériques et Technologiques” en France enseignées en classe de Seconde (équivalente au Secondaire 5).
Cependant, la mise en œuvre de ces programmes ambitieux se heurte à un obstacle de taille : comment attendre des enseignants qu'ils inculquent ces notions si leur propre niveau de littératie numérique est insuffisant ? Cet enjeu est constant, et nous verrons dans les chapitres suivants comment la formation continue et le soutien mutuel peuvent y répondre. - Démystifier l’IA : Expliquer son histoire au moins dans les grandes lignes, depuis le fameux test de Turing, jusqu’aux algorithmes complexes d’aujourd’hui. Montrer comment on en est arrivé là. Et pour rentrer dans le concret, on pourrait par exemple organiser des sessions où les élèves abordent le fonctionnement des IA qu'ils utilisent tous les jours. Comment fonctionne le système de recommandation de YouTube ? L’algorithme de fil d’actualité d’Instagram ou TikTok ?
- Former à un usage éthique et responsable des technologies émergentes, renforcer drastiquement le sens critique : ces compétences, loin d’être désuètes, deviennent le socle de notre capacité à interagir intelligemment avec l'IA, à la questionner et à ne pas être totalement dépendant et encore moins être dupes de ses résultats.
Au-delà de cours spécifiques au contexte informatique, c’est aussi là que des matières souvent mal-aimées par les élèves prennent tout leur sens.
Beaucoup ont ressenti un ennui plus ou moins profond en suivant des cours autour de l’éducation civique, la pensée critique ou de la philosophie au sens large. Mais personnellement, si je n’avais pas suivi ces cours, je n’aurais pas aujourd’hui les capacités de prise de recul de plus en plus nécessaires vis à vis des enjeux technologiques. Ces acquis sont essentiels pour que l'intérêt de l’humanité soit toujours au cœur de chaque prise de décision.
La Responsabilité des Organisations : Plus Qu’une Option, une Nécessité
L’effort ne doit pas reposer uniquement sur le système éducatif. Les entreprises et les administrations doivent s'engager activement à former leur personnel à l’usage de l’informatique, aux principes de sécurité informatique de base et à l’utilisation des IA, par de vrais programmes de sensibilisation et de formation continue. Elles doivent également cultiver un environnement de travail inclusif qui favorise l’entraide intra-équipe et inter-équipes, notamment au travers de la mise en place de programmes de mentorat ou bien encore par l’instauration de communautés de pratique.
Certaines entreprises innovantes intègrent déjà des formations dédiées à la cybersécurité et à l’IA dans leur cursus de formation continue, tout en formant les gestionnaires à favoriser cet environnement de travail inclusif, encourageant leurs équipes à se perfectionner et à s’entraider dans ce domaine en pleine croissance.
C’est crucial, car demain, l’humain pourrait devenir une sorte de gestionnaire de chaînes d’IA avancées, comme des robots collaboratifs ou des algorithmes complexes d’aide à la décision. Ne pas former, c’est risquer des dérives, clairement. Il pourrait y avoir un décalage entre les compétences disponibles et les besoins des postes, rendant le personnel dépassé. Ne rien faire, c’est favoriser l’obsolescence programmée d’un bon nombre de catégories de travailleurs.
Un manque de maturité sur l’IA et la cybersécurité cause déjà des erreurs coûteuses et expose déjà les organisations à des risques de sécurité majeurs:
- L’exemple des milliards investis et des pertes importantes de la filiale Cruise de General Motors rapporté dans l’article GM to retreat from robotaxis and stop funding its Cruise autonomous vehicle unit (NPR - Déc. 2024) illustre les défis financiers des projets IA à grande échelle.
- Selon le rapport annuel 2025 de Cisco sur l’indice de maturité en cybersécurité, c’est près de 9 organisations sur 10 dans le monde qui ont subi au cours des 12 derniers mois au moins un incident de cybersécurité lié à l’IA, alors que seulement 30% d’entres-elles ont un degré de maturité suffisant pour y faire face.
- La fraude au ‘faux directeur financier’ par visioconférence deepfake, coûtant 25 millions de dollars US à Arup début 2024, illustre de manière frappante la capacité de la cybermenace, combinée à une IA sophistiquée, à multiplier les pertes financières de façon exponentielle.
Il est donc primordial que les entreprises et les administrations prennent leurs responsabilités et investissent sérieusement dans le développement des compétences et de la résilience de leur personnel, c’est indispensable pour leur succès et leur adaptation à ce nouvel environnement façonné par l’IA.
Favorisons les initiatives communautaires inclusives
Pour bien préparer tout le monde aux changements causés par l’IA et l’automatisation, il faut faire plus que juste aider ceux qui travaillent ou qui sont à l’école. Il y a plein de gens, comme les retraités, ceux qui ne travaillent pas et ceux qui ne peuvent pas suivre les formations habituelles, ou encore ceux qui sont sous-représentés dans les branches technologiques, qui ont besoin d’un coup de main spécial,
C’est super important d’encourager et d’aider les groupes locaux et les organismes de bienfaisance qui veulent expliquer simplement ce qu’est l’informatique, l’IA et l’automatisation, parler des défis, et donner des formations pratiques pour se familiariser avec ces technologies, dans le respect de l’inclusion et de la diversité. Ces groupes peuvent faire plein de choses différentes, comme des ateliers ou des conférences ouvertes à tous, ou encore des projets où on apprend ensemble et où des gens plus expérimentés aident les autres.
J’ai en tête l’exemple de Technovation, une très belle initiative mondiale qui vise à développer les compétences en technologie et en entrepreneuriat chez les jeunes filles de 8 à 18 ans. Ce programme encourage l’autonomisation des filles, leur donne accès à des modèles féminins et à du mentorat dans le domaine technologique, et les prépare à devenir des leaders et innovatrices dans un secteur où les femmes sont encore sous-représentées.
Je pense aussi à cette situation où un maire qui, devant l’informatisation des services de proximité, s’est rapproché d’un organisme local dans le but de former les aînés de sa communauté aux nouvelles technologies, et a même proposé de leur fournir des tablettes iPad pour compenser la fermeture d’une agence bancaire.
Les dons effectués à des organismes de bienfaisance œuvrant à de telles initiatives, que ce soit du matériel informatique obsolète ou encore de l’argent, sont des moyens relativement répandus pour montrer son soutien, notamment parce qu’ils sont partiellement déductibles des impôts (ex. Canada, France, USA). Mais l’agent ou le matériel sans la force vive pour transmettre les connaissances, ce n’est pas très utile… Que ce soit par choix personnel ou bien par le biais de programmes pro-bono proposés par certaines entreprises et administrations, les actions de bénévolat pour soutenir ces initiatives devraient être bien plus répandues et encouragées pour combler le fossé technologique qui se creuse inexorablement !
En utilisant les forces des communautés, en utilisant ce qu’on a sur place et en encourageant les échanges entre les générations, on peut créer un super réseau d'apprentissage ouvert à tous. Ça permettra à chacun de développer les compétences nécessaires pour se débrouiller dans un monde qui change vite, de profiter des opportunités offertes par l’IA et l’automatisation, et de participer pleinement à la société de demain.
Généralisons les initiatives d’IA responsable
L’émergence fulgurante des intelligences artificielles avancées soulève inévitablement la question de l’éthique autour des IA, et appelle à la mise en place urgente d’une “IA responsable”. Mais qu'entendons-nous par "responsable" ?
Il s’agit d’abord de définir un cadre, une gouvernance qui encadre l’utilisation de la donnée : quel type de données peut être exploité, par quel type d’IA, et dans quelles conditions précises ? Cela implique un respect scrupuleux des droits d’auteur et de la propriété intellectuelle, pour éviter que les modèles ne deviennent des pilleurs de contenu sous licence intellectuelle protégée.
Dès 2016, le rapport “Preparing for the Future of Artificial Intelligence” (Octobre 2016) recommandait également que le gouvernement des USA explore comment rendre les ensembles de données fédérales de haute qualité plus accessibles au public et aux chercheurs en IA, tout en protégeant la vie privée et la sécurité. Les grands principes d’une IA responsable doivent garantir que son développement et son déploiement se fassent en toute transparence et en accord avec nos valeurs fondamentales, plutôt que de nous laisser naviguer dans ce “Far West” où tout semble permis.
Au-delà de la seule donnée, l'IA responsable concerne aussi l'éthique vis-à-vis de l'IA elle-même : comment l’emploie-t-on au sein des gouvernements, des entreprises et des administrations ? Il est crucial de définir comment on la met en œuvre pour des tâches spécifiques, en s’assurant que l’être humain est toujours celui qui doit garder la main à la barre.
Finalement, une IA responsable ne peut exister sans un effort massif pour accompagner les gens à l'adoption et à la compréhension de ces outils, afin qu’ils puissent apprendre à s’en servir de manière éthique et logique, en conservant toujours leur jugement critique.
En conclusion
L’automatisation, l’infonuagique et les IA avancées ont contribué à une transformation profonde de notre monde. Ces technologies, en se renforçant mutuellement, ouvrent des possibilités inédites pour l’efficacité et l’innovation, mais soulèvent aussi des défis majeurs.
L’essor des IA, en particulier, exige une attention particulière. Si elles peuvent automatiser des tâches complexes et augmenter nos capacités, elles posent des questions éthiques et légales importantes. La transparence dans l’utilisation des données, le respect des droits d’auteur et la garantie que l’humain garde la maîtrise sont essentiels.
Face à cette révolution technologique, l’éducation, la formation et les communautés inclusives sont plus que jamais cruciales. Il est impératif d’ancrer les bases de l’informatique dès le plus jeune âge, de démystifier l’IA et de former à un usage éthique et responsable. Les organisations publiques et privées doivent également investir dans la formation et la résilience de leur personnel pour qu’il puisse s’adapter à ce nouvel environnement. Il est tout aussi crucial de favoriser un écosystème où les compétences numériques sont partagées pour que chacun, quel que soit son âge ou son parcours, se sente capable de naviguer dans le monde de l’IA et de l’automatisation.
En fin de compte, comme chaque avancée technologique majeure, l’IA peut être une alliée formidable. Et comme toute avancée technologique, cela nécessite un investissement massif dans l’intelligence humaine, notre capacité à comprendre, à critiquer et à agir avec éthique. Il est temps de reprendre la main sur notre destin technologique pour que cette vague nous porte vers un avenir meilleur plutôt que de nous submerger.
Pour aller plus loin
Le hasard du calendrier fait qu’une Présentation des indicateurs de l’OCDE sur les capacités de l’IA[1] a été mise en ligne une semaine avant la publication de mon article !
Véritable travail de fond effectué pendant 5 ans avec l’aide de plus de 50 experts, ces indicateurs en version bêta ont pour objectif “[…]d’évaluer et comparer les avancées de l’IA par rapport aux capacités humaines” et “[…] d’offrir un cadre clair permettant aux décideurs de comprendre les impacts potentiels de l’IA sur l’éducation, le travail, les affaires publiques et la vie privée.”
Définitivement un conseil de lecture 😉
[1] OCDE (2025), Présentation des indicateurs de l’OCDE sur les capacités de l’IA, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/d321ba78-fr.